Lost in Transition

Alors que l’idée d’une Transition s’est imposée jusqu’à faire pratiquement consensus, la chose devient beaucoup plus floue lorsque nous interrogeons : de quelle Transition est-il vraiment question ?

Il semble en effet que le consensus s’arrête en effet au mot. Au-delà, c’est même l’embrasement des esprits qui menace, tout autant que celui des forêts. Face au plus grand des défis qu’elle ait eu à relever, l’humanité semble aussi désorientée que Bill Murray dans ce Tokyo dont il ne comprend aucun des codes.

Encore groggy et « perdus dans la Transition », nous cherchons à comprendre ce qui nous arrive. Autrement dit, comprendre les causes réelles des multiples foyers d’incendies qu’il nous faut aujourd’hui éteindre : dérèglement climatique, sixième extinction de masse, franchissement des limites planétaires, fracturation du champ social, délitement démocratique etc.

Car il faut bien se le dire : alors que l’urgence d’agir est immense, le plus grand danger qui nous guette serait d’agir au mauvais endroit, notamment parce que nous aurions pris les effets pour des causes.

Or remonter aux causes réelles n’est pas facile, surtout dans un système complexe. Il faut chercher dans ce qui échappe à la conscience collective. Ce que nous pourrions appeler les « angles morts ». Ceux notamment d’une civilisation en déclin qui n’arrive pas à saisir ce qui lui arrive.

C’est l’objet de cet article que de contribuer si possible à éclairer des angles morts, pour tenter de remonter aux causes réelles et répondre ainsi à la question : au fond, de quelle Transition est-il vraiment question ?

Commençons par examiner les opinions dominantes.

La transition serait une « transition énergétique » ?

Au fond, l’histoire humaine est largement façonnée par la façon dont nous avons apprivoisé l’énergie, et la transition à venir apparait comme une nouvelle étape dans la longue marche de l’Histoire.

Les partisans de cette opinion voient le climat comme « LE problème à résoudre » et s’accordent sur la cause évidente : l’utilisation des énergies fossiles !

De cette cause évidente émerge une solution qui l’est tout autant : opérer le plus rapidement possible la transition énergétique, en faisant du CO2 le sujet central. Pour le reste il n’est pas véritablement question de transition. On peut continuer plus ou moins comme avant !

Nous rencontrons ici un premier angle mort : l’illusion d’un monde simple, où un effet se rattache à une cause.  L’ignorance des caractéristiques d’un monde complexe, et de ce qu’on nomme « systémie », qui fait que les effets comme les causes sont multiples et intimement reliées.

Autrement dit l’impossibilité d’isoler le climat de tous les autres sujets, dont les limites planétaires, la biodiversité, la pauvreté etc. Agir uniquement sur les émissions de CO2 n’est clairement pas suffisant, quand bien même il s’agirait d’une cause (et on verra que ce n’est en réalité qu’un effet).

Si elle n’est pas seulement énergétique, la transition serait donc une « transition technologique » ?

Ici la formulation du problème s’élargit en ne se limitant plus au climat.  Elle inclut désormais l’ensemble des défis cités précédemment, dont le climat n’est qu’un aspect.  Les partisans de cette opinion ont fait leur l’idée d’un monde complexe et systémique.

Mais la complexité s’arrête là ! La responsabilité est claire et incombe aux technologies et aux énergies qu’elles utilisent, qui ont tout simplement fait leur temps. Il s’agit donc de faire appel une nouvelle fois au Dieu « Progrès ». C’est la promesse du nouvel eldorado de la « croissance verte ». Selon cette vision du monde, très répandue outre Atlantique mais aussi en France, il n’est en effet aucun problème que le génie humain ne saurait résoudre à travers la science et la technologie.

L’angle mort ici est un peu plus subtil mais tout aussi grand : il est celui qui nous empêche de voir que le véritable problème ne vient pas de l’énergie et des technologies, mais de ce que nous en faisons. Et que dans un monde de huit milliards d’êtres humains dopés à la consommation il n’est aucune « solution » qui ne créera par effet de ricochet un autre problème de taille analogue ou parfois même supérieur. Le remplacement du moteur thermique par la batterie l’illustre parfaitement, avec l’immense défi à venir du recyclage et de l’extraction des matières premières.

Si elle n’est ni énergétique ni technologique, la transition serait-elle « écologique » ?

L’opinion rejoint ici la précédente sur la vision systémique, mais elle s’en éloigne assez largement sur la compréhension des causes et donc des solutions. Ici on ne croit plus au « techno-solutionnisme », ni même à l’idée d’un capitalisme responsable. Le désenchantement du libéralisme est passé par là.

La cause remonte à l’humain, vu comme le créateur des problèmes multiples qu’il nous faut aujourd’hui résoudre. Ce dont il est question ici c’est de l’individualisme, de la société de l’hyper consommation, du rapport à la nature, de la recherche du profit à court terme, du toujours plus…

Ici la technologie fait partie de la solution, mais ne permettra pas à elle seule de résoudre les problèmes. Il faut un changement d’un autre ordre. Ce dont il est question est d’opérer un changement profond dans nos comportements, et notamment dans notre rapport à la consommation, à la possession, à la nature, au « vivre ensemble ». Un concept nouveau fait figure de porte-drapeau et figure plus que jamais au sommet de l’actualité : celui de la sobriété.

L’effort de réflexion est réel de remonter à des causes véritables, dans une remise en cause parfois radicale de nos valeurs et comportements, notamment ceux du monde occidental.

Pour autant ici aussi je crois qu’il subsiste malgré tout un angle mort, plus subtil encore, et donc terriblement important. Celui de regarder les comportements et valeurs comme les causes véritables, là où il ne s’agit peut-être encore que d’un effet.

Mais alors quelle est cette transition qui ne serait ni énergétique, ni technologique, ni même seulement écologique ?

Un livre nous met sur la piste. Dans son essai « Transitions de Vie » publié en 2004, William Bridges propose une distinction très intéressante entre les concepts de « changement » de de « transition ».

Le changement est permanent, et affecte avant tout l’extérieur. La vie au sens large est changements. Une vie humaine est faite de changements : nouveau conjoint, nouveau poste, nouvel appartement, nouvel enfant, nouvelle chemise, nouvelle ride…  Les changements dont il est question ici ne touchent pas ou peu à notre intériorité, et notamment pas à notre « sentiment identité ». A contrario une « Transition de Vie » relève d’un passage qui affecte jusqu’au sentiment d’identité de la personne (« sense of self »). Ainsi une vie humaine est faite de changements très nombreux, mais nous ne connaissons généralement que quelques transitions. Par exemple celle où nous quittons le monde de l’enfance pour entrer dans celui des adultes avec un premier travail, ou lorsque nous devenons un papa ou une maman pour la première fois, ou lorsque nous opérons une véritable bifurcation professionnelle.

William Bridges nous montre qu’une « Transition » relève de mécanismes psychologiques bien spécifiques qui impliquent l’intérieur (l’être) avant de rejaillir sur l’extérieur (le faire). C’est un processus avant tout identitaire qui comprend trois phases : la fin de quelque chose (« la façon dont je me définissais »), la zone neutre, le début de quelque chose d’autre.

Et si l’émergence spontanée du mot « transition » dans le monde actuel relevait d’une intuition collective juste ? A savoir que ce dont il est question au fond est bien d’une transition intérieure, collective, qui concernerait notre sentiment d’identité en tant qu’être humain ?

Et si notre angle mort était une erreur d’identification ?

Un autre livre nous permet d’aller plus loin. Avec la Théorie U, Otto Scharmer pose la question suivante :

« Comment est-il possible que nous créions collectivement ce qu’individuellement aucun d’entre nous ne voudrait ? ». Quel dirigeant politique ou d’entreprise se lève le matin en se disant : « Tiens, aujourd’hui je vais polluer un peu plus la planète, et mettre une bonne dose de stress à mes employés ! » ? Moi en tout cas je n’en ai rencontré aucun.

Chercheur au MIT, Otto Scharmer tire le fil. Il identifie ce qu’il nomme « The 3 divides », que l’on pourrait traduire par les « 3 fractures », desquelles découlent selon lui toutes les « bulles » (les effets) qui menacent aujourd’hui de faire exploser la planète et l’humanité.  

Aux sources de l’erreur, une triple fracture.

1. La fracture environnementale : l’homme séparé de la nature

Comme le souligne très justement l’astrophysicien Aurélien Barrau, le terme même de nature pose question. Pourquoi avons-nous eu besoin de le créer ? Sans doute parce que nous n’avons pas vu que nous étions nous-mêmes cette « nature ». La voyant « en dehors de nous », nous avons pensé qu’il nous faudrait soit la dominer, soit l’exploiter, soit plus récemment la préserver, la protéger ou même la régénérer. Sans voir que régénérer la nature c’est nous régénérer nous-mêmes. Et ne pas le faire c’est nous tuer nous-mêmes.

A ce sujet une découverte récente m’a profondément bouleversé. Des chercheurs du monde entier se sont passionnés pour le sujet du microbiote de nos intestins, ces milliards de bactérie dont on découvre petit à petit l’impact considérable sur notre santé, sur notre humeur etc. Parmi leurs découvertes souvent prometteuses, il y en a toutefois une particulièrement inquiétante : l’évidence d’une perte importante de diversité dans les bactéries présentes dans notre corps, avec un impact très probable sur notre système immunitaire et peut-être bien au-delà. Voyons bien cela : l’extinction du vivant ne se produit pas seulement en-dehors de nous, elle est aussi – et fort logiquement- en nous !

Voir l’article

Croire que nous sommes en dehors, et disons-le, au-dessus de la nature, est une énorme erreur d’identification. Il n’y pas des êtres humains ET la nature, il y a le VIVANT.

2. La fracture sociale : l’homme séparé de l’autre

La civilisation du monde occidental s’est érigée autour de l’idée de l’individu Roi.  Partis d’une volonté fort louable de reconnaître à chaque être humain sa pleine place, sa profonde dignité et son potentiel extraordinaire, nous nous sommes perdus en chemin.  D’une logique d’individuation, qui entendait sortir des schémas de domination du monde féodal, nous avons trébuché dans l’individualisme, qui est le culte du moi, moi, moi !

Pourtant ici aussi il s’agit d’une erreur d’identification. 

Nous nous sommes crus seuls, autonomes, livrés à nous-mêmes, et donc pleinement responsables de nos succès ou de nos échecs. Englués dans cette illusion, nous n’arrivons même plus à voir que sans l’autre nous n’existerions tout simplement pas.

Prenons par exemple le pain que nous avons mangé au petit déjeuner ce matin, et essayons de nous connecter à tous les êtres humains dont le travail a été nécessaire pour que ce miracle arrive. Voyons-nous aussi qu’il a fallu la pluie, le soleil, les nutriments, les verres de terre, et bien d’autres choses ?

Cette erreur d’identification engendre les conséquences les plus graves : l’égoïsme dominant, à un niveau individuel mais aussi institutionnel (entreprise, états), la forte diminution des solidarités, mais aussi et peut-être surtout notre propre souffrance de nous sentir si seuls.

La vérité est que nous n’existons pas en dehors de l’autre. L’exemple du pain peut être démultiplié à l’infini. C’est ce que le maître Bouddhiste Thich Nhat Hanh appel l’inter-être. Nous inter-sommes.

3. La fracture spirituelle : l’homme séparé de lui-même

La civilisation du monde occidental s’est érigée dans la tête, dans le monde des idées, du mental. Elle a tout simplement nié que nous étions aussi un corps, un cœur et des émotions et que tout cela était intimement relié. L’école, l’entreprise, la médecine et tant d’autres « institutions » en témoignent.

A titre d’exemple l’immense majorité des dirigeants d’entreprise que je côtoie sont assez largement coupés de leurs émotions, tout comme je l’étais moi-même auparavant. Les conséquences en sont colossales.

« Je pense donc je suis ». Les sources de cette fracture sont lointaines et ont amené l’homme occidental à séparer l’esprit du corps et du cœur, nous coupant par là-même de ce que nous sommes au fond, c’est-à-dire un corps « dans la vie », en perpétuel changement, fait d’émotions, de ressentis, de pensées, et une capacité infinie pour apprendre, pour aimer, pour réaliser.

Or en nous coupant de cette réalité, nous nous sommes coupés de notre dimension spirituelle, celle qui nous relie à plus grand que nous. Ce faisant nous nous sommes isolés encore un peu plus.

Ici encore il s’agit d’une grave erreur d’identification, dont les conséquences sur la société et sur notre bien-être sont immenses. Coupés de nous-mêmes nous nous sentons limités et vides, ce qui nous est insupportable. C’est pourquoi nous n’avons de cesse de remplir : nos agendas, nos maisons, notre tête…Tout est bon pour « devenir quelqu’un ».

En panne d’être, nous avons cru trouver notre remède dans l’avoir, c’est-à-dire la consommation, finissant même par nous définir comme des « consommateurs ».

Alors de quoi est-il question, au fond ? Tout simplement de corriger cette terrible erreur d’identification !

Comment ? En nous reliant à ce que nous sommes vraiment, et en mettant tout en œuvre pour combler les trois fractures décrites par Otto Scharmer et résumées ci-dessus.

Ne pas agir à cet endroit-là serait la plus grave des erreurs.

« La folie, c’est de faire un peu plus de la même chose tout en s’attendant à des résultats différents »

Albert Einstein

Résumons-nous

Ce dont il est question, au fond, ce n’est donc ni d’une transition énergétique, ni d’une transition technologique, ni même d’une transition écologique.

Quels mots utiliser alors ?

Aurélien Barrau évoque une révolution politique, poétique et philosophique. 

En effet…. Il ne s’agit donc pas seulement d’agir sur le CO2, sur les technologies, ni même de changer nos comportements. Ce qui nous appelle aujourd’hui va bien au-delà. Ce dont il est question est de refonder notre société en refondant notre identité et à travers cela, notre regard sur l’Homme, sur la vie, sur le progrès. Un changement de regard indispensable pour une autre Transition, celle d’une relation « parasitaire » avec le vivant (actuelle) à une relation de « Symbiose », selon l’invitation puissante d’Isabelle Delannoye dans son ouvrage « L’économie Symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société ».

Changer notre regard sur l’Homme, c’est le remettre à sa juste place, dans la vivant, et dans l’extraordinaire potentiel d’intelligence propre à notre espèce.

Fermons les yeux, et imaginons un instant ce que pourrait devenir un monde où cet extraordinaire potentiel serait mis au service de la vie et de l’humain ? Ouvrons les yeux maintenant, car les graines de cette Transition sont déjà visibles à des milliers d’endroits dans le monde. La Transition est en route.

Pour la réaliser, il nous faut la comprendre, et saisir tout ce qu’elle implique. Saisir une fois encore qu’elle va bien au-delà de la technologie, des modèles d’affaires et de gouvernance ou des comportements de consommation, mais qu’elle convoque la philosophie, l’art, la poésie et l’éducation.

Comme le démontre magistralement Edel Gött dans son livre « NOW or NEVER, l’urgence d’agir », l’enjeu de ce siècle n’est pas le climat. C’est celui de l’être, et du savoir être.

Cette dimension est au cœur du projet Circle for future et de ses cercles de dirigeants, entrepreneurs, managers et acteurs du changement.

Mais alors si le CO2 n’est pas le véritable sujet, doit-on en conclure que la décarbonation n’est pas une priorité ? A l’évidence non. Il va nous falloir à la fois agir et répondre de la manière la plus décisive aux défis du moment, et en même temps aller bien au-delà.

Et cela commence par moi, et par chacun d’entre-nous, individus, entreprises, institutions, pays, suivant ainsi l’invitation de Gandhi « d’être nous-mêmes le changement que nous voulons pour le monde »

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